Marie-Noëlle Clément est pédopsychiatre et psychothérapeute. Elle dirige un hôpital de jour pour enfants, à Paris (10e). Elle est l’auteur d’un livre intitulé Comment te dire ? Savoir parler aux tout-petits, publié aux éditions Philippe Duval. Alors que la guerre touche à nouveau un pays européen, pas si lointain de nous, nous lui avons demandé s’il fallait en parler aux tout-petits et de quelle manière.

Mon enfant sait tout juste marcher et commence à peine à parler. Ne faut-il pas le préserver en passant sous silence cette actualité préoccupante ?

Marie-Noëlle Clément : De fait, un bébé ou un bambin de moins de 3 ans ne dispose pas d’éléments de compréhension suffisants pour que l’on puisse lui expliquer ce qu’il se passe en Ukraine. Dans les lieux d’accueil collectif ou chez la nounou, il y a peu de chance pour qu’ils échangent entre enfants sur ces sujets. Donc il n’est ni indiqué, ni nécessaire de les informer de cette actualité. En revanche, si, en tant que parent, on est habité par une grande inquiétude, il est nécessaire de tranquilliser l’enfant en lui disant qu’il n’y est pour rien : “Je suis inquiet, mais ce n’est pas du tout à cause de toi, ce sont des histoires de grands.”

Mon enfant est revenu de la maternelle en parlant de guerre et de bombes…

Marie-Noëlle Clément : À l’école maternelle se côtoient des enfants dont les parents font des choix divers : certains auront vu le journal télévisé, entendu la radio ou des conversations entre adultes, d’autres auront des grands frères ou sœurs, etc. Dans la cour, c’est un peu la course à l’information la plus spectaculaire. Ils sont friands de raconter aux autres ce qui les a impressionnés et de voir l’effet que ça produit. Certains vont jouer à la guerre, façon de métaboliser les images de combats qu’ils ont vues. Pour cette raison, il est important d’aborder le sujet avec nos enfants. Le parent porte pour l’enfant une parole de référence, en laquelle il peut avoir confiance : ça le rassure.

D’accord, mais comment aborder le sujet de la guerre avec un enfant de moins de 6 ans ?

Marie-Noëlle Clément : La boussole qui doit guider les adultes, c’est ce qu’a vu, entendu et compris l’enfant. Cela permet de vérifier son degré d’information et de compréhension, pour savoir où placer le curseur. S’il parle de guerre, de bombes, on peut le questionner : “C’est quoi, pour toi, une guerre ?” “Ah bon, on t’a dit qu’il va y avoir une bombe ? Qu’est-ce que ça fait, une bombe ?” Cela permet d’ajuster notre réponse, de démentir parfois les scénarios catastrophe que leur imagination leur a fait élaborer. Ce n’est pas la peine de leur donner des informations qu’ils ne seraient pas capables de comprendre, ou de rentrer dans les détails, en parlant d’hôpitaux bombardés ou autres faits précis. On peut déjà simplement dire : “Dans un pays qui s’appelle l’Ukraine, une guerre a été déclenchée.” Gardons aussi en tête que pour eux, l’autre bout de la ville est déjà très loin. Donc pour les tranquilliser, on peut souligner – en gardant nos inquiétudes pour nous – que cette guerre ne se déroule pas dans notre pays, et pas même à nos portes. Même pour des enfants jeunes, montrer une carte du monde et situer l’Ukraine apportera une information tangible, concrète, pour venir border leur angoisse.

Enfin, gardons-nous de tout manichéisme. Les enfants ont tôt fait de classer le monde en gentils et méchants. Pour éviter les raccourcis du type “les Russes sont méchants.”, ramenons les choses sur le plan de la règle : “Le président de la Russie fait des choses qui sont interdites. C’est pour ça que tout le monde est en colère contre lui.” C’est parlant pour les enfants.

Faut-il regarder les informations avec ses enfants ?

Marie-Noëlle Clément : Le journal télévisé ou les vidéos d’actu sont à bannir avec des enfants de cet âge-là. Jusqu’à 9-10 ans, ils ne sont pas armés pour faire face à ces images et pour comprendre ces informations. Laisser la télé allumée pendant le repas est dangereux : ils sont captifs, devant leur assiette, sans pouvoir se réfugier dans leurs chambres pour échapper aux images. En revanche, utiliser des supports documentaires (une carte de l’Europe, un article écrit pour des enfants un peu plus grands) peut être bénéfique. Tout ne leur sera pas accessible, mais d’une part cela leur montre qu’on les prend au sérieux et, d’autre part, cela aide aussi le parent à mettre sa propre émotion à distance.

Associer ses enfants à des actions de solidarité, est-ce une bonne idée ?

Marie-Noëlle Clément : Toute action symbolique (un dessin, une bougie, un texte, un drapeau…) ou concrète (participer à une collecte, aider à trier…) peut nous aider à contrer notre sentiment d’impuissance. Constater cette solidarité permet aussi de se sentir reliés les uns aux autres, tous ensemble à partager les mêmes valeurs. Faire participer les enfants à ces actions est bénéfique ! Des enfants ukrainiens vont être accueillis dans les écoles. Nos enfants pourront leur apporter un soutien au quotidien, en les incluant dans leurs jeux, dans leur classe… ce sont des choses positives.

Que faire si on les sent inquiets, si on constate un comportement inhabituel ? 

Marie-Noëlle Clément : Certains enfants, que ce soit du fait de leur très jeune âge ou de leur caractère, ne parlent pas, ne posent pas de questions. On ne peut pas les y obliger ! Si le sommeil est perturbé, si les cauchemars se multiplient, s’ils sont agités, ne jouent pas comme d’habitude, on peut proposer cette hypothèse : “Peut-être qu’il y a quelque chose qui t’inquiète ? En ce moment, il se passe des choses pas sympas dans le monde, on peut en parler avec toi si tu veux.” Lui montrer qu’on a remarqué que quelque chose n’allait pas, l’autoriser à exprimer ses émotions, à poser des questions, c’est déjà l’aider. Mais si son malaise perdure, qu’il semble très impacté, autant envisager de consulter. Une seule consultation peut parfois débloquer beaucoup de choses.

Et quand on est soi-même angoissé, préoccupé par cette actualité, que dire aux enfants ?

Marie-Noëlle Clément : L’angoisse monte, c’est vrai. Malheureusement, et même si on a une impression de surenchère, on a déjà vécu ça : les attentats terroristes, la pandémie, et maintenant la guerre en Europe. Il est parfois compliqué de tenir ses émotions à distance. Autant le dire : “je suis inquiet, je me fais du souci.” Nommer les choses est important. De toute façon, l’enfant perçoit que ses parents ne sont pas comme d’habitude, et le nier en disant “tout va bien”, l’amènerait à perdre confiance dans sa perception du monde. De plus, en reconnaissant leur angoisse, les parents montrent la voie à leur enfant : ce n’est pas un truc de bébé de dire qu’on a peur ! Enfin, nommer une émotion permet aussi d’être moins pris par elle. Le pire, pour un enfant, c’est un adulte qui transpire l’angoisse et le nie. Parler entre adultes des angoisses qui nous assaillent permet de déverser notre première charge émotionnelle sur d’autres que sur nos enfants !  Ils ne doivent pas être nos premiers interlocuteurs.

Entre pandémie, réchauffement climatique et guerre en Europe, le monde que nous avons connu nous semble disparaître. Difficile de donner envie de grandir à nos enfants…

Marie-Noëlle Clément : Attention à ne pas projeter dans les yeux de nos enfants notre propre regard sur le monde, qui glisse vers le “c’était mieux avant”. Nous, adultes, avons déjà vécu une bonne partie de notre vie. En plus de l’inquiétude de l’actualité, nous sommes aussi habités par l’angoisse du temps qui passe, et tout se mélange dans notre vision du monde. Nos enfants commencent leur vie et ont envie d’inventer l’avenir. Cette envie, c’est le trésor de la jeunesse ! Ils sont habités de plus d’enthousiasme que nous, qui avons l’impression de perdre quelque chose. Eux n’ont pas cette impression. Ils sont arrivés avec ce monde-là, avec la crise climatique, le terrorisme… Ils ont envie de construire l’avenir, ils ont de l’espoir et de l’énergie. Il faut leur faire confiance.

Propos recueillis par Anne Bideault


Vous pouvez accéder à la version gratuite de Bayam ou vous abonner pour bénéficier de toutes les fonctionnalités de l’appli et d’un accès illimité aux contenus.*

*Un accès illimité à tous les contenus et à toutes les fonctions :  chronomètre, messagerie familiale, 6 profils en simultané.